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Chapitre 2 - Pourquoi envoyer l’Homme sur Mars au nom de la science est une hérésie

Pourquoi le risque de contamination irréversible de la planète Mars en cas de mission habitée est bien trop élevé, et pourquoi toute contamination ruinerait notre chance unique de l’étudier proprement

Pourquoi envoyer l’Homme sur Mars au nom de la science est une hérésie : pourquoi le risque de contamination irréversible de la planète Mars en cas de mission habitée est bien trop élevé, et pourquoi toute contamination ruinerait notre chance unique de l’étudier proprement

Cet article est le second chapitre des neuf qui constituent l'essai "Pourquoi Elon Musk ne doit pas envoyer l’Homme sur Mars : Pourquoi certains veulent fouler Mars, pourquoi l’Humanité n’en a pas besoin, pourquoi ce serait potentiellement catastrophique pour la science"

Voici récapitulée ci-dessous la liste des chapitres pour plus de clarté :

  1. Introduction : Pourquoi envoyer l’Homme sur Mars ? Les 5 principales raisons le plus souvent avancées (lien)
  2. Pourquoi envoyer l’Homme sur Mars au nom de la science est une hérésie : pourquoi le risque de contamination irréversible de la planète Mars en cas de mission habitée est bien trop élevé, et pourquoi toute contamination ruinerait notre chance unique de l’étudier proprement
  3. Présentation et réfutation des trois principales objections des partisans d’une mission humaine sur Mars face au risque de contamination (lien)
  4. Envoyer l’Homme sur Mars déroge a priori au Traité de l’Espace (lien)
  5. Faut-il renoncer pour autant à explorer Mars ? Non, dites bonjour à la télé-robotique ! (lien)
  6. Pourquoi il n’est pas fondé d’envoyer l’Homme sur Mars pour relever un défi technologique, pour fonder une nouvelle civilisation, ou par soif d’aventure et de spectacle (lien)
  7. Pourquoi il n’est ni nécessaire ni suffisant d’envoyer l’Homme sur Mars pour garantir la survie de l’humanité (lien)
  8. Conclusion : Aucune raison rationnelle d’envoyer l’Homme sur Mars, mais une très bonne (la science) de laisser la planète à nos robots. (lien)
  9. Et pour aller plus loin : On va re-marcher sur la Lune ! Pourquoi la Lune plutôt que Mars est la clef de l’espace pour l’humanité (lien)

Dans ce second chapitre nous allons aborder les points suivants :

  • Mars est une chance unique d’étudier les conditions d’apparition de la vie sur une planète
  • Pourquoi l’incroyable diversité du microbiome humain rend problématique toute mission habitée sur Mars
  • Le risque de contamination irréversible en cas de mission habitée est bien trop élevé
  • La contamination de Mars par des microbes terrestres compliquerait grandement toute recherche de vie passée ou présente

Mettons-nous à table.

Mars est une chance unique d’étudier les conditions d’apparition de la vie sur une planète

Sur Terre, le plus primitif et le plus petit des organismes unicellulaires connus mesure 200 nanomètres de large. Il en faut 5000 mis bout à bout pour faire 1 millimètre ! Cet organisme est déjà bien trop gros et compliqué pour avoir pu se former par pure chance à partir d’une soupe pré-biotique riche en acides aminés, les briques de base de la vie.

Les scientifiques sont globalement d’accord pour dire qu’il est au moins aussi complexe de passer des premiers acides aminés aux premières cellules fondées sur l’ADN, que d’évoluer de ces cellules à Homo sapiens (par extrapolation de l’évolution du nombre de nucléotides fonctionnels non redondants dans l’ADN, voir source). La plupart des scientifiques pensent que la vie primitive a été exterminée par la vie fondée sur l’ADN. Et l’activité tectonique terrestre a depuis longtemps détruit toute chance de retrouver des traces de cette première période du développement de la vie.

Mars, avant de perdre son atmosphère, son champ magnétique et ses océans, a longtemps fait figure de petite sœur de la Terre, sans doute toute aussi habitable. Et à ce titre, il est fort possible que la vie y soit apparue. La fin de l’activité tectonique a préservé Mars telle qu’elle était géologiquement au moment où ses océans ont disparu. Il se peut même que la vie y perdure encore, retranchée dans quelques habitats adéquats. Par exemple :

  • au fin fond de crevasses à l’abri des radiations cosmiques et solaires ;
  • mêlée aux « écoulements linéaires sombres et récurrents » de saumures (eaux salées) qui se forment par déliquescence à la surface de Mars, c’est-à-dire par absorption d’eau de l’atmosphère;
  • ou partout où glaces et sels se retrouvent en contact et où de l’eau liquide peut peut-être se former quelques jours par an, voire quelques heures par jour (source).

On a longtemps cru que la surface de Mars ne pouvait receler d’habitats en surface, mais cela a changé depuis les découvertes de la mission Poenix en 2008, puis avec Curiosity.

On a découvert par exemple que le robot Curiosity avait roulé par endroits juste quelques centimètres au-dessus de poches de sables mouillés. Cette eau liquide serait tantôt trop froide ou trop salée a priori pour accueillir la vie. Sauf à ce qu’une forme de vie parvienne à créer un micro-climat idéal au sein de ces sables humides, comme le pensent certains spécialistes.

Nilton Renno, scientifique travaillant sur la mission Curiosity, explique que de l’eau liquide pourrait se former sur Mars au printemps, là où de la neige se serait déposée sur des sols riches en sels. Cela l’avait amené à parler de véritables « piscines pour bactéries » en référence à l’habitabilité de ces endroits. Sur Terre, il existe des bactéries dites halophiles qui prospèrent dans les milieux très salés.

Bref, même si nous n’avons pas encore la preuve d’un réel habitat possible pour la vie en surface, il existe suffisamment d’idées et de théories pour qu’on ne puisse pas encore l’exclure. Il faudra de nombreuses années d’études pour comprendre ce qu’il en est.

Et si habitat il y a, alors la vie pourrait encore bien exister.

Une expérience a prouvé que certains microbes vivant dans les glaces, c’est-à-dire à des températures négatives, parvenaient à conserver un métabolisme suffisant pour réparer leur ADN suite aux dégâts causés par les radiations cosmiques ! Le microbe Thermococcus gammatolerans peut quant à lui résister à l’équivalent de 400 000 ans de radiations gammas sur Mars et malgré tout continuer à se reproduire. Thermococcus gammatolerans n’est cependant pas un candidat idéal pour la survie sur Mars car il vit au fond des océans dans les cheminées hydrothermales à des températures élevées, mais sa résistance à la radioactivité n’est pas lié au contexte sous-marin, et d’autres microbes pourraient très bien manifester la même qualité, voire être encore plus résistants, notamment si on parle de microbes qui auraient continué à évoluer sur Mars pendant plusieurs milliards pour s’adapter toujours mieux à ses conditions hostiles.

Le lichen Pleopsidium chlorophanum peut se trouver à des altitudes de plus de 1490 mètres en Antarctique, il n’est en contact avec de l’eau liquide à aucun moment de sa vie. Des pigments jaunes couplés à une vie partiellement à l’ombre dans les recoins de la roche lui permettent de survivre aux rayons UV supérieurs à la moyenne sur Terre.

Il a été démontré que ce lichen (ainsi que certaines cyanobactéries) placé dans une chambre recréant les conditions à la surface de Mars (même composition et pression atmosphérique, température, radiations, etc.) et en partie à l’ombre avait pu non seulement survivre mais aussi rester actif et photo-synthétiser, en absorbant l’eau de l’atmosphère (il y a 100% d’humidité relative la nuit sur Mars) !

Les scientifiques derrière cette expérience en ont conclu que :

  • d’une part ces cyanobactéries et lichens pourraient s’adapter à l’environnement martien, dans certaines niches ;
  • et d’autre part que si la vie terrestre le pouvait, on ne peut exclure que des microbes martiens, qui auraient eu à évoluer progressivement dans un environnement de plus en plus dur depuis la perte des océans jusqu'à aujourd'hui, aient pu développer de pareilles capacités, voire même meilleures.

Le robot Curiosity a découvert en 2015 dans un échantillon de roche argileuse sur Mars des molécules organiques complexes, dont une qui ressemble à un acide gras tel qu’on peut en trouver dans les parois cellulaires des organismes terrestres ! L’origine biologique n’est pas certaine, mais au moins est-on déjà sûr que dans certaines circonstances des molécules organiques peuvent survivre sur Mars.

Et même si la vie n’existe pas ou plus sur Mars en tant que telle, peut-être qu’une chimie pré-biotique y est à l’œuvre. Peut-être qu’il existe aux confins de la planète rouge des macromolécules auto-réplicantes, préalables à la vie. Pourquoi pas un monde fondé sur l’ARN (réplication à l’identique mais sans métabolisme) ? Ou sinon des proto-cellules à même de métaboliser (c’est-à-dire capable de transformer matière et énergie) mais sans réplication exacte ?

Cette chimie d’avant la vie est ce qui sépare acides aminés et cellules primitives. La découvrir en action serait incroyable. Elle serait très fragile et à la merci de microbes nouvellement arrivés qui pourraient en faire leur repas. En fait, même des résidus de microbes terrestres morts pourraient suffire à chambouler cette chimie pré-biotique martienne, un immense et inutile gâchis.

Enfin, même si la vie n’a jamais existé sur Mars, il est possible qu’il y ait ou ait eu des habitats, des endroits où elle aurait pu apparaître. Ce serait aussi en soi une découverte incroyable. La dernière chose à faire serait de prendre le risque de contaminer de tels endroits. On aurait aussi énormément à apprendre en les comparant aux conditions connues sur Terre et en essayant de comprendre ce qui a fait la différence sur notre planète !

Certains souhaitent « terraformer » Mars, c’est-à-dire la rendre aussi hospitalière que la Terre. Pourquoi pas à terme, une fois qu’on aura achevé de l’étudier en long, en large et en travers. Vouloir conserver intacte cette possibilité est une raison de plus pour ne pas envoyer la vie microbienne terrestre sur Mars de façon incontrôlée : celle-ci pourrait aller à l’encontre plus tard de tels efforts.

Par exemple :

  • des microbes dits aérobies qui consommeraient l’oxygène au fur et à mesure qu’on le produirait, annihilant tout espoir de rendre un jour l’atmosphère respirable ;
  • ou des microbes méthanogènes produisant du méthane dont on ne voudrait pas ;
  • ou sinon des « méthanotrophes » se nourrissant de méthane, un puissant gaz à effet de serre, qu’à l’inverse on voudrait pouvoir conserver dans l’atmosphère dans un premier temps pour accélérer le réchauffement de la planète ;
  • ou encore des microbes « consommateurs primaires » mangeant les cyanobactéries qu’on aurait introduites au départ afin de produire de l’oxygène.

Cela fait beaucoup de raisons de faire attention.

Certes, plus de 4000 exoplanètes (planètes hors du système solaire) ont été découvertes à ce jour dont certaines où la vie aussi peut-être est apparue, mais elles se trouvent toutes à des années-lumière de la Terre, c’est en l’état impossible qu’on puisse ne serait-ce que caresser l’espoir d’aller les explorer dans un futur proche.

Mars, notre voisine, quoi qu’il s’y soit passé, représente donc une chance unique de comprendre les conditions qui président à l’apparition de la vie. Pourquoi prendre le risque de la gâcher ?

L’incroyable diversité du microbiome humain rend problématique toute mission habitée sur Mars. Voici pourquoi.

Le problème est qu’aujourd’hui il est impossible d’envoyer des Hommes sur Mars sans augmenter démesurément le risque d’y envoyer aussi nos microbes en grand nombre, ce qui aurait le fâcheux inconvénient :

  • A minima de brouiller et compliquer la recherche de la vie martienne, passée ou présente,
  • A maxima de mettre en danger toute forme de vie éventuellement encore présente sur la planète.

C’est pour ça qu’aujourd’hui le Comité International pour la Recherche Spatiale (COSPAR) impose aux robots envoyés sur Mars un régime de stérilisation très ardu : a maxima 300,000 spores par vaisseau spatial et 300 spores par m2. Il est impossible qu’une mission habitée respecte ces exigences.

Si l’on peut stériliser les robots envoyés sur Mars à des niveaux suffisants pour réduire les risques de contamination à presque zéro, il en est tout autre pour les humains. Notre corps est un assemblage d’environ dix mille milliards de cellules, et vous serez peut-être surpris comme moi d’apprendre qu’il héberge aussi près de dix fois plus de microbes, soit cent mille milliards, répartis en une dizaine de milliers d’espèces ! Notre peau elle-même abrite environ mille milliards de microbes ! L’air que nous respirons est aussi rempli de nombreux et invisibles micro-organismes.

On pourrait croire que ces microbes, parce qu’adaptés aux hommes, ont peu de chances de survivre dans l’enfer martien. Mais la vie est riche de surprises ! Par exemple, la bactérie Radiodurans, que l’on retrouve dans le sol ou sur nos habits, est dite polyextrêmophile car elle peut survivre à des conditions extrêmes comme les hauts niveaux de radiation rencontrés dans les circuits de refroidissement des réacteurs nucléaires et les basses températures de l’Antarctique. Elle peut même réparer son ADN en quelques heures après avoir été irradiée. Elle a néanmoins besoin d’oxygène et donc ne survivrait pas sur Mars, sauf peut-être si le précieux gaz lui est fourni par d’autres extrêmophiles comme le microbe Chroococcidiopsis capable de résister à une grande amplitude thermique ainsi qu’à une certaine dose de rayons ionisants. Et on ne peut pas exclure que d’autres extrêmophiles au sein du microbiome humain aient les avantages de Radiodurans sans les inconvénients. Autre exemple, des microbes jusque-là associés aux cheminées hydrothermales des fonds marins ont pu être retrouvées logées dans le nombril de certains humains ! Ou encore, des recherches ont montré qu’un des microbes les plus à même de se reproduire et se développer à une pression atmosphérique aussi ténue que celle de Mars vivait…sur la langue humaine !

Le risque de contamination irréversible en cas de mission habitée est bien trop élevé

Les occasions de contamination sont légion : fuites d’air de l’habitat vers l’extérieur via le sas, fuites d’air à travers la combinaison des marsonautes, accidents (comme illustré dans le film The Martian/Seul sur Mars).

Mais le plus gros des risques est celui de crash au sol du module lors de « l’amarsissage ». Poser un appareil à la surface de Mars est un exercice des plus périlleux. Près des deux tiers de la quarantaine de missions envoyées vers Mars à ce jour se sont soldées par des échecs. Dans ce scénario du pire, des centaines de milliers de milliards de microbes se retrouveraient à la surface même de l’astre rouge aux abords des lieux du crash.

La navette spatiale américaine s’est désintégrée par deux fois, alors qu’à chaque fois les risques étaient considérés très faibles, de 1 sur 254 pour Challenger la veille de la catastrophe en 2003. Risque réévalué à 1 sur 100 par la suite. 1 sur 100 alors qu’on parle juste d’aller en orbite terrestre basse ! Ce sera très probablement encore plus élevé pour encore longtemps pour des missions habitées devant se poser sur Mars.

On a longtemps pensé qu’une telle contamination serait brève et réversible, du fait des conditions martiennes hostiles à la vie. Mais la recherche a montré que certains micro-organismes pouvaient résister bien plus que prévu. Alors qu’on croyait qu’ils ne survivraient pas plus de 1 minute, 1 sur 1 million était toujours viable après un an et demi d’exposition à l’équivalent des rayons solaires reçus par Mars. Si les micro-organismes s’étaient retrouvés à l’ombre, alors 70 à 75% seraient toujours en vie après 18 mois.

Mais ce n’est pas tout, du fait des tempêtes de poussière qui balaient régulièrement Mars, nos microbes auraient vite fait de se retrouver disséminés aux quatre coins de la planète. La poussière riche en oxyde de fer pourrait les protéger des rayons cosmiques et des UVs. Il suffit que certaines spores se retrouvent à l’ombre pour pouvoir survivre jusqu’à plusieurs années aux radiations solaires et cosmiques. Une partie de ces microbes finiraient par arriver par le hasard des vents dans les espaces éventuellement encore habitables, et certains d’entre eux, les extrêmophiles, pourraient alors sortir de leur hibernation et réactiver leur métabolisme.

Une telle contamination serait pour ainsi dire irréversible.

Nous avons vu plus tôt qu’il paraissait très difficile de postuler l’absence d'habitats en surface de Mars. Et si habitats il y a, ils ne manqueraient donc pas d'être contaminés tôt au tard par nos extrêmophiles en cas de missions humaines. Le risque n'est donc pas si insignifiant, et en tout cas extraordinairement plus élevé qu'avec de simples missions robotisées. Pourquoi le prendre ?

La contamination de Mars par des microbes terrestres compliquerait grandement toute recherche de vie passée ou présente.

Les capteurs utilisés pour détecter la présence de vie passée ou présente sur Mars se doivent d’être très sensibles vu la difficulté de la tâche. On parle de pouvoir renifler le moindre acide aminé présent dans un échantillon d’un gramme de sol martien. En cas de contamination, le risque sera fort d’effectivement pouvoir trouver des traces organiques, mais cela ne prouverait rien, ce seraient certainement les nôtres.

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